mardi 3 septembre 2002

« Welcome to Canada ! »

Débarquer.
(30 jours après l’exil...)



Après avoir validé les formalités à la douane de l’aéroport, les immigrants acquièrent un petit guide intitulé Bienvenue au Canada dans lequel ils trouvent la réponse à toutes les questions qu’ils pourraient se poser concernant leur nouveau pays…
Période d’acclimatation.
Le Pont Jacques Cartier...

« Le Canada, ses grands espaces ! Ses caribous, ses grizzlis, ses castors sauvages mangeurs d’hommes ! Ses indiens qui mâchent des intestins de caribous ! Des vrais hommes, pas des rats encagés dans du béton !
Ses
orignaux !… Les orignaux se cachent pour mourir…
 »
(La Moitié gauche du frigo, un film de Philippe Falardeau réalisé en 2000).

1er août 2002, réveil à 6h30 (pour cause de « jet-lag ») : La recherche effrénée d’un appartement commence dès 7 heures mat. À cette époque de l’année, les annonces se font rares et les bonnes occasions partent vite. Trop loin du métro, trop cher, trop obscur… Et puis, soudain, à 21 heures, via le bouche à oreilles, alors qu’on n’y croit plus, un propriétaire te fait visiter un studio qui vient de se libérer de manière inopinée.

21h30 : Signature du bail, suivie de l’emménagement aidé par les voisins. Il fait une chaleur intenable : la première douche après 24 heures de cavalcade et de sueurs froides en plein cagnard est un moment de pur bonheur. Première nuit sur un matelas pneumatique prêté par une voisine.

2 août 2002 : Coups de fil pour rassurer le Vieux-Continent inquiet : il faut aller très vite car les unités défilent à toute allure. Nettoyage du nouveau domicile. Les premières courses au supermarché consistent à acheter un balai, une pelle, une serpillière, du produit nettoyant, des éponges et du papier toilette (pour vraiment se sentir à l’aise dans son nouveau chez soi !).

« Les Canadiennes et les Canadiens aiment que leurs parcs et leurs rues soient propres. C’est pourquoi ils déposent leurs déchets dans les poubelles » (extrait du guide Bienvenue au Canada, ministère des travaux publics et services gouvernementaux du Canada, 2000).
Achat d’un attirail électroménager d’occasion. Dons et legs des voisins : deux tables, quatre chaises, des étagères, six verres, des mugs, un saladier, une bibliothèque, des ampoules...
Les objets ramenés dans les valises prennent leur place : l’affiche « Protest & survive » sur la porte d’entrée, des photos et des cartes postales sur la porte du frigo, un livre offert par un ami cher intitulé Cinq mois chez les Français d’Amérique

Samedi 3 août 2002 : Première balade dans la ville : un cinéma, une « Fierté homosexuelle » (ou Gay Pride en bon français de France…) et deux casseroles achetées dans une vente de garage.

4 août 2002 : Achat d’une chaîne hi-fi. Première visite de deux amis Français en villégiature au Québec…

Lundi 5 août 2002 : Promenade sur le Vieux-Port. Retrouvailles avec le Saint-Laurent. La dernière fois que j’étais venu, en mars dernier, on y patinait...

Installation de la ligne téléphonique.

« Les Canadiennes et les Canadiens utilisent beaucoup le téléphone. Ils parlent au téléphone partout — à la maison, dans leur voiture, dans la rue et dans les cabines téléphoniques. Vous vous rendrez compte que l’annuaire téléphonique est une excellente source de renseignements. La plupart des numéros de téléphone importants dont vous aurez besoin se trouvent dans l’annuaire classés par ordre alphabétique » (extrait du guide Bienvenue au Canada, ministère des travaux publics et services gouvernementaux du Canada, 2000).

6 août 2002 : Film québécois au cinéma intitulé Québec-Montréal. Une sympathique et désopilante étude de mœurs autour du trajet en auto de plusieurs jeunes : discussions philosophiques en voiture, panne sèche, crises existentielles, scènes de ménage, états d’âme, ruptures, rencontres en auto-stop et coups de foudre…

7 août 2002 : Achat de couverts pour remplacer les fourchettes en plastique.

Jeudi 8 août 2002, 9h30 : De vraies assiettes remplacent celles en carton.

19h : Apéro à la maison en guise de petite crémaillère pour remercier les voisins et inviter les amis locaux. Le voisin ramène du fromage en grains de Gaspésie et de la Blanche de Chambly, un ami québécois apporte de la Belle Gueule.

Minuit et demie : Près d’une trentaine de bouteilles de bières vides jonche le sol de la cuisine : Don de Dieu, Fin du monde, Boréale, Éphémère, Maudite, Eau bénite AAaahhh, bienvenue au Québec !


9 août 22h : Vidéo d’Elvis Gratton (un film de Pierre Falardeau réalisé en 1981, juste après le référendum pour l’indépendance du Québec…), un personnage parodique, caricature du beauf québécois fasciné par les U.S.A. et fan d’Elvis Presley, bref le rêve américain... Derrière la porte de sa cuisine trône une affiche pour le « non » à l’indépendance du Québec. Entonnant son fameux Bob save the queen, Monsieur Robert Gratton ne veut pas perdre ses montagnes rocheuses [la chaîne montagneuse de l’Alberta] : « Touche pas à mes rocheuses, ma constitution, mon fédéral, mon libéral, mon bilinguisme, ma cour suprême, pis ma belle reine ». Pour lui, les « Amaricains » ont « des grosses bombes, des grosses blondes, des gros boss, des grosses gosses, des gros chars, des gros lards », bref ils sont très forts…

« Moi, j’suis fier d’être Canadien, comme je suis fier d’être un Québécois-Canadien-Français-francophone d’Amérique du Nord » (Elvis Gratton, un film de Pierre Falardeau réalisé en 1981)

Samedi 10 août 2002 : Ascension en vélo du Mont-Royal (qui par déformation linguistique a donné son nom à l’île puis à la ville), poutine sur le lac des Castors et repas à la Binerie.

Dimanche 11 août 2002 : Journée à Québec à l’occasion des Fêtes de la Nouvelle-France. Repas aux Anciens Canadiens puis sieste bien méritée sur les plaines d’Abraham, histoire de digérer la soupe du chef, les fèves au lard, les cretons, le suprême de faisan grillé au vieux cheddar et aux pleurotes, le bourguignon de caribou au vin de bleuets, la tourtière au saumon et la tarte au sirop d’érable. Hugh.

Lundi 12 août 2002 : Premières lettres reçues de France avec émotion. Magasinage et gâteau au fromage. Les soldes dans les boutiques descendent parfois jusqu’à 80 % de réduction ! Je me suis acheté deux tee-shirt à un dollar pièce. Ah, l’Amérique et son capitalisme imbattable  !…
Une "pharmacie" québécoise...

« Magasinage : Dans la plupart des magasins au Canada, on trouve des petits chariots de métal où l’on peut déposer les articles choisis pour les apporter à la caisse » (extrait du guide Bienvenue au Canada, ministère des travaux publics et services gouvernementaux du Canada, 2000).

Le soir : Partie de jeu de quilles (le bowling local). Mon amie enchaîne les strikes et moi les « gouttières »…

13 août 2002 : Brunch québécois à base d’œufs pochés, bacon, patates rôties et fèves au lard. Achat d’une bouteille de whisky à l’érable (le Sortilège)…

Midi : La connexion Internet est installée : le contact s’établit avec le Vieux-Continent. En France, il est 18 heures.

14 août 2002 : Soirée poutine (poutine régulière, poutine aux champignons, poutine au jambon, poutine au bacon, poutine à la viande hachée…)

Samedi 17 août 2002 : Concert de Zachary Richard, un Acadien de la Louisiane, à l’occasion du Festiblues de Montréal.

Lundi 19 août 2002 : Actualisation du curriculum vitae et premières recherches d’emploi. Bizarrement, je me sens sereine. Ça doit être, selon « la courbe psychosociale » du sans-travail la fameuse « période rose due à l’euphorie du changement, qui précède la chute, plus ou moins longue, relative à la désorientation, puis au découragement » (cf. La Moitié gauche du frigo, un film de Philippe Falardeau réalisé en 2000).

Le soir : Souper à l’Auberge du Dragon Rouge. Un restaurant médiéval avec des serveurs acteurs qui parlent en vieux françouè : « Si tu manques de boustifailles gente damoiselle, tu t’en va crier ben fort mon nom et je t’en viendrai comme un jouvenceau galant vers sa pucelle. Tu veux-tu bouère de la flotte ou de l’hydromel ? J’ai aussi de la cervoise en tonneau ». Ambiance garantie ! On y savoure de délicieuses « galettes » (l’ancêtre du Burger !) : comme « La Moisie » (au fromage bleu), la galette gauloise au sanglier nappé de brie (exquise !) ou encore la galette forestière au cerf et au chèvre (un régal !).

22 août 2002 : Vidéo de La Moitié gauche du frigo, un film écrit par le Québécois Philippe Falardeau et réalisé en 2000.

23 août 2002 : Un anniversaire exilé loin des siens. Cantine québécoise pour l'occasion.
 
24 août 2002 : Festivités sur le boulevard Saint-Laurent rendu piéton pour l’occasion.
 
25 août 2002 : Course à vélo de la Petite Italie (quartier italien de Montréal).

Lundi 26 août 2002 : Achat d’une imprimante, remises en question existentielles et arrivée d'une amie. Elle ramène avec elle mes pulls d’hiver...

27 août 2002 : Cinéma en 3D. Très impressionnant.

« Le Canada, c’est le plus meilleur pays au monde ! Think big ! » (Elvis Gratton, un film de Pierre Falardeau réalisé en 1981)

28 août 2002 : Le bureau de l’immigration me délivre mon numéro d’assurance sociale. Au Canada, tout est simple à partir du moment où tu obtiens ce fameux numéro (l’équivalent du numéro INSEE en France). En revanche, c’est assez compliqué pour l’obtenir… Or, comme tout dépend de lui, on se retrouve dans des impasses kafkaïennes pour s’abonner au téléphone, avoir l’électricité ou tout simplement louer une cassette vidéo ! Si tu pensais innocemment que le visa d’immigration et le bail suffisaient pour attester de ta résidence, détrompe-toi !

Balade à vélo le long du canal de Lachine, baptisé au temps où les explorateurs s’imaginaient encore avoir découvert le chemin pour atteindre l’Asie…

29 août 2002 : Épluchage des offres d’emploi.

Vendredi 30 août 2002 : Première entrevue. Mal passée. Ai pris le métro dans le mauvais sens. Aucune excuse.

31 août 2002 : Magasinage et pédalo sur le Vieux-Port. Il fait encore entre 25 et 30 degrés Celsius mais les vitrines portent déjà les couleurs de l’hiver : manteaux, pulls en laine vierge, moufles, bonnets, écharpes…

À noter LE site pour tous ceux qui immigrent au Québec : www.immigrer.com, dont les forums, les FAQ et les dossiers sont très complets et en aideront plus d’un dans toutes les démarches, depuis les premières envies de s’expatrier au Québec, les moyens pour obtenir, en ligne, les premiers papiers, jusqu’aux modalités pour s’y faire incinérer !

jeudi 1 août 2002

30 jours avant l'exil...



Compte à rebours.
 
Tout quitter pour un point d’interrogation. On peut à tout moment désirer un changement radical dans sa vie. Mais quand on se décide enfin, le doute et l’angoisse vous assaillent et se mêlent à l’hyper excitation face à l’inconnu.
Sautes d’humeur et gros coups de blues sont le lots de tout futur exilé...
Partir...
2 juillet : C’est l’été et pourtant il fait froid 

3 juillet 2002, 18h : S’enivrer de musique pour tenter d’exorciser ses doutes. Sortir pour tenter de respirer.

4 juillet 2002, midi : Je n’ai pas faim mais je mange des Tic-Tac parce que j’ai la bouche amère.

5 juillet 2002 : J’ai démissionné de mon boulot et vidé mon bureau : trois ans de travail représentés par une pile de dossiers.

6 juillet 2002 : Un samedi en guise de dimanche. Le temps est grisâtre. Dormir et ne rien faire. Être fatigué par avance face au rangement.

Dimanche 7 juillet 2002, 14h30 : Narguer la grisaille ambiante et la monotonie : rendez-vous avec des amis pour un pique-nique champêtre au milieu des fleurs et sur le rythme d’un concert de jazz. Humer le marché et choisir de savoureux fromages, comme si tout allait bien. Sourire aux commerçants. Se laisser tenter par de gros œufs frais. Pousser le zèle jusqu’à préparer un gâteau au chocolat et lécher le plat.

15h30 : Je pense à Fernand qui vient de mourir, à 30 ans, d’un accident de voiture, la nuque brisée à six heures du matin en allant au boulot. J’ai horreur des gens qui se plaignent du dimanche.


21h : Dans le métro, les gens aboient, la rame passe.


Lundi 8 juillet 2002 : On fête les trente ans d'une amie. Son cadeau : nos cotisations réunies dans une tirelire afin de réaliser sa plus grande envie : partir. En attendant le voyage, un resto kurde, histoire de se dépayser.

00h30 : À chaque fin de soirée, je me demande à qui je dis au revoir pour la dernière fois.


Samedi 13 juillet 2002 : Les gens t’appellent pour te voir « une dernière fois » avant ton départ. Ils t’annoncent, visiblement désemparés, qu’ils ignorent comment ils vont faire quand tu seras parti. Tout cela semble si sincère que tu n’oses même pas leur préciser que le plus dur à vivre est peut-être pour celui qui part.
Chaque jour, on te demande quand tu pars. Certains te posent la question tous les matins par mail. La question est fatale à chaque conversation.


Dimanche 14 juillet 2002 : Garden party : un mélange de rosé frais et de champagne t’assomme sous les rayons de soleil. La tête lourde, je n’ai pas envie d’aller danser au fameux Bal des pompiers, mais je serais volontiers allée voir le feu d’artifice.

Une pensée pour un grand-père parti un 14 juillet. Des bruits de pétard fusent dans les rues. Dernière machine à laver.


Lundi 15 juillet 2002 : escapade à la campagne. S’exiler avant l’exil. Partir avant de partir. Fuir avant de déguerpir. La faune et la flore ne te poseront aucune question et ne te demanderont pas le jour de ton départ.

18h : S’endormir au soleil et se réveiller sous la bruine.


Mardi 16 juillet 2002 : Lire et s’assoupir, assommée par l’apéro, terrassée par le soleil, pétrifiée par l’angoisse, avachie par le sommeil.

Les souvenirs se mêlent aux rêves. Le bourdonnement d’un frelon t’arrache de tes songes. La lecture d’un roman vient répondre à certaines questions existentielles.


Mercredi 17 juillet 2002 : Ici, tu peux discuter avec les gens sans forcément parler du Canada. « Et qu’est-ce tu vas faire là-bas ? Ah bon, tu n’as même pas de boulot ? Et pour l’hiver, tu as pensé au froid ? Est-ce que c’est vrai que là-bas on peut vivre en sous-sol ? »… Bref, je peux enfin avoir une conversation normale.

Un sourire suffit pour répondre à un œil humide. Le regard d’une arrière grand-mère lit directement mon cœur.


1h du matin : Pourquoi avoir si peur de tout quitter alors que c’est ce qu’on a désiré ?


Jeudi 18 juillet 2002 : Pour les gens du coin, que je parte à Montréal ou à Paris, c’est pareil.

Vendredi 19 juillet 2002, 13h : L’angoisse aujourd’hui n’est plus de se rapprocher de la date fatidique. Non. L’angoisse, aujourd’hui, c’est de trouver des gens déjà partis.

Samedi 20 juillet 2002 : Crémaillère : alors que je pars, d’autres s’installent. Je leur offre mon moule à gâteaux.

Jeudi 25 juillet 2002 : Choper des cartons pour déménager.

Vendredi 26 juillet 2002 : Rencontrer des gens supers alors qu’on s’en va.

Samedi 27 juillet 2002 : Grande tablée au restaurant : promesse d’un jour de l’an collectif à Montréal. Personne ne viendra mais ce n'est pas grave.

Dimanche 28 juillet 2002 : Encore une journée à remplir des cartons, trier du linge, confier des affaires personnelles à droite, à gauche, aux uns et aux autres, pour qu’ils ne nous oublient pas.

Lundi 29 juillet 2002 : Grande loterie avec les amis et karaoké chinois avec tubes de circonstance : « On s’était donné rendez-vous dans dix ans » de Patrick Bruel…

Mardi 30 juillet 2002 : Un taxi escorté par des amis les yeux tout embués. Retard d’un avion de la compagnie Air-Transat : prévu à 12h25, le vol est reporté à 22 h. Arrivée à Montréal prévue à 1h du matin...

Mercredi 31 juillet 2002 : Dans le métro, des panneaux électroniques diffusent les informations, les prévisions météo, les dépêches, l’heure, la publicité, les programmes de télévision. Sur les ondes radiophoniques, Joe Dassin chante : « L’Amérique ! Je veux l’avoir et je l’aurai ! »…